DÉMONSTRATION SANS COMMENTAIRES, par François Leclerc

Billet invité.

Agitant le spectre d’un retour aux frontières d’avant Schengen, qui représenterait une énorme marche arrière, les plus hautes autorités ont fini par prendre la mesure d’une affaire qui les dépasse. En convoquant un sommet le 23 septembre prochain, le président du Conseil européen Donald Tusk a évoqué la plus grand crise migratoire survenue en Europe depuis la seconde guerre mondiale. Rien n’ayant été fait pour l’anticiper en dépit des alertes pressantes du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), croyant naïvement être épargnées des conséquences de la guerre à ses portes, les autorités européennes sont comme à l’habitude réduites à improviser, et pour commencer à enregistrer leurs divisions.

La route de la Hongrie brutalement fermée, les réfugiés ont tenté d’ouvrir celle de la Croatie, mais les autorités du pays ont à leur tour décidé de fermer leur frontière jusqu’à nouvel ordre, soumise à des pressions, en pleines négociations d’entrée dans l’espace Schengen et débordées par l’arrivée de 13.000 réfugiés venant de Serbie. Les capacités d’accueil du petit pays ont été saturées en deux jours, la Slovénie plus au nord – qui appartient à l’espace Schengen – annonçant ne laisser entrer que ceux « qui répondent aux critères de l’Union européenne, c’est à dire qui ont été précédemment enregistrés. » Depuis, la Croatie a entamé le transfert des réfugiés vers la Hongrie, où leur entrée n’est pas acceptée, le gouvernement hongrois ayant commencé l’édification d’une nouvelle barrière avec ce pays.

A l’Est de la Hongrie, le gouvernement bulgare a déployé un millier de militaires afin d’éviter que les centaines de réfugiés bloqués en Turquie à la frontière greco-bulgare n’ouvrent une nouvelle voie. La Bulgarie a une frontière de 260 kms avec la Turquie, dont 30 kms ont été renforcés par une clôture de barbelés qui va être prolongée. La pression aux frontières ne va faire que se renforcer.

Venant de Hongrie et d’Autriche, de nombreux réfugiés parviennent encore à rejoindre leur destination finale, l’Allemagne. Mercredi, ils étaient 9.100 dans ce cas, en progression par rapport aux 6.000 de la veille. Plus des trois quarts sont arrivés à pied ou dans des véhicules depuis l’Autriche, les autres par train, et tous peuvent rentrer sans restriction avant d’être dispersés dans tout le pays, pour ne pas rester en Bavière dont les moyens sont saturés et où les opposants de la CSU à Angela Merkel mènent campagne. Les demandes d’asile seront instruites plus tard.

A l’autre bout, à l’entrée de la route des Balkans, 3.500 réfugiés arrivent encore quotidiennement dans les îles grecques, un nombre en augmentation par rapport à la semaine dernière. La fermeture des frontières permet de gagner du temps mais elle ne règle rien, l’exode se poursuit, car elle n’a aucune raison de s’arrêter. Et la création en Italie et en Grèce de centres destinés à trier les migrants – afin de séparer en fonction de leur nationalité ceux qui peuvent prétendre au droit d’asile de ceux qui seront refoulés – n’apportera pas de grand changement, une fois mise à exécution. Les réfugiés qui parviennent en Grèce, en bien plus grand nombre que ceux qui débarquent en Italie, constitueraient des candidats reconnus au droit d’asile pour trois quart d’entre eux d’après Frontex, l’agence européenne chargée des frontières extérieures de Schengen.

L’adoption d’un système de répartition de 120.000 réfugiés reste dans l’immédiat suspendu. Les avis sont partagés entre ceux qui admettent que la décision de chaque pays doit finalement être volontaire, advienne que pourra, et le ministre allemand des affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, qui agite la menace d’un vote à la majorité qualifiée pour imposer que l’accueil des réfugiés soit obligatoire selon les quotas décidés (en l’occurrence que 55% des États de l’UE représentant au moins 65% de sa population votent cette mesure). Le gouvernement polonais demande des précisions sur la liste des pays dont les ressortissants pourront bénéficier du droit d’asile avant de se prononcer, limitant pour l’instant son offre d’accueil des réfugiés en dessous du quota qui lui a été attribué. Mais, quel que soit le résultat du sommet de mardi prochain à ce propos, ce système est d’ores et déjà sous-dimensionné par rapport aux besoins. Et il n’est plus question d’en faire un dispositif permanent et déplafonné, l’accent étant mis par défaut sur le rôle d’amortisseur que pourrait jouer la Turquie.

Frank-Walter Steinmeir s’y trouve précisément aujourd’hui. Hier, François Hollande avait averti qu’il fallait « faire en sorte que ceux qui sont en Turquie puissent y rester, y travailler, avoir tous les moyens pour pouvoir attendre que la situation en Syrie trouve une issue ». Les pays qui abritent des camps en dehors de l’Europe « doivent être beaucoup plus aidés », car « si les réfugiés sortent des camps, alors ce sera un mouvement que nous ne pourrons plus maîtriser ». Quatre millions de Syriens s’y trouveraient déjà, en Turquie mais aussi en Jordanie et au Liban, et il y a urgence financière pour améliorer leur misérable sort afin de les y fixer et s’en laver les mains. Mais il faut payer !

Afin de tenter d’arrêter l’exode aux portes de l’Europe, le problème financier est posé après avoir été longtemps ignoré. Ni la Commission, ni le HCR qui ne parvient pas à boucler son budget n’ont les moyens de faire face, les États ne concrétisant pas leurs promesses ou ignorant ses appels. La question subsidiaire a déjà été posée à la Commission : les engagements financiers des États pourront-ils ne pas être pris en compte dans le calcul du déficit ? On ne perd pas le Nord !

La zone euro a déjà failli éclater et la BCE a pu l’empêcher, mais elle ne peut rien cette fois-ci. Si l’Union européenne se révélait incapable de faire face à l’exode en cours, une interrogation s’en trouverait justifié : à quoi donc sert-elle donc si ce n’est à être une zone de libre-échange ? L’ersatz d’Union bancaire est suivie par celui de l’Union du marché des capitaux qu’une fuite vient de rendre public et qui se résume à peu de choses. L’Europe capitaliste se révèle être un succédané et ne plus pouvoir avancer, d’autres aspirations peuvent prendre le relais.